La France vivra dans quelques semaines des élections présidentielles dont l’enjeu est de taille pour l’avenir immédiat du pays. De nombreux dossiers attendent le futur chef de l’Etat, parmi lesquels la vague de terrorisme, une hypothétique réforme du renseignement, ou encore l’avenir de la construction européenne.
William Moray, de Strife, s’entretient avec Jean-Dominique Merchet (@jdomerchet) pour évoquer l’ensemble de ces sujets. M. Merchet est journaliste au quotidien L’Opinion et anime le blog Secret Défense depuis 2007. Expert reconnu en matière de défense, de sécurité et de stratégie, il est également auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Pour toute demande relative à cet article, merci de vous adresser à la rédaction de Strife Journal & Blog.
WM – Vous avez récemment écrit un article listant les potentielles réformes du renseignement, réformes sur lesquelles le futur Président de la République devra se pencher selon vous. Laquelle (ou lesquelles) de ces réformes devrait avoir être prioritaire?
JDM – Le point qui me parait être le plus important et le plus urgent est la nomination d’un nouveau directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE). Il y a là une contrainte forte, dans la mesure où Bernard Bajolet quittera ses fonctions quinze jours après l’élection présidentielle.
Plus globalement, mon opinion personnelle est qu’il ne faut pas trop toucher à la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE, le service français de renseignement extérieur). Cette dernière est une spécificité française, un service « intégré », c’est-à-dire qu’elle rassemble divers services. En comparaison avec la Grande-Bretagne, la DGSE regroupe les services du MI6, du GCHQ ainsi qu’une partie des activités des SAS. Je pense que ce n’est pas un mauvais système, qu’il fonctionne bien. Certaines personnes aimeraient ‘casser la maison’, soit pour en retirer les activités militaires (le Service Action passerait ainsi aux mains du Commandement des Opérations Spéciales, le COS), soit pour réorganiser le service technique au sein d’une nouvelle agence, qui serait une NSA à la française. Pour autant, un haut fonctionnaire très impliqué dans ce dossier a récemment suggéré que : « on doit améliorer les choses, mais c’est aussi simple que de changer les pièces d’une voiture en train de rouler ». La formule me parait très raisonnable. Je ne crois donc pas qu’il y ait lieu à transformer la DGSE.
Ce qui ne va pas bien en revanche, c’est le ministère de l’Intérieur, qui en France chapeaute la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI, le service français de renseignement intérieur). DGSI). Encore une fois, je parle strictement en mon nom propre, en tant qu’observateur attentif de longue date. Ce ministère fonctionne toujours plus ou moins de la même façon qu’au début du 20e siècle, s’agissant aussi bien de la police que du renseignement intérieur. A ce titre, il est toujours marqué par le poids des chapelles qui le composent, à savoir les préfets, la police nationale, etc. La distinction entre la préfecture de police de Paris et la Police Nationale est un autre exemple du problème, cette séparation n’a que peu de sens. Du reste, la DGSI est un service de police au fond et non une agence de renseignement intérieur, contrairement aux affirmations des politiques à sa création. Si modernisation il doit y avoir, ce serait donc davantage au niveau de l’Intérieur. A titre de comparaison, le ministère de la Défense (qui dirige la DGSE) s’est considérablement modernisé.
WM – Pourriez-vous brièvement revenir sur la polémique née de la publication du livre « Un Président ne devrait pas dire cela » ? Le Président Hollande a-t-il eu tort de rendre publiques des informations classées ‘secret défense’ au sujet des opérations spéciales, plus particulièrement des ‘opérations Homo’ ?
JDM – Oui, il a eu tort, évidemment. Comme l’énonce le titre de ce livre, François Hollande n’aurait pas dû faire cela. Je pense d’ailleurs que cet ouvrage l’a achevé, puisqu’il n’a pas pu se représenter. En d’autres termes, cet épisode aura été la dernière étape de son chemin de croix. Le vrai problème toutefois est qu’Hollande et les gouvernants dans leur ensemble ont usé et abuse de cette posture militaire, posture que je trouve très désagréable. J’entends par là le langage qui consiste à dire entre autres choses « on est en guerre ». Dans l’idéal, il faudrait en dire moins tout en en faisant autant. In fine, ce n’est pas aux politiques de nourrir les fantasmes.
WM – Comment se fait-il que l’unique réponse trouvée à ce jour par le gouvernement a la menace terroriste consiste en l’état d’urgence, à défaut d’une stratégie ? Cette mesure, qui par essence même, se veut temporaire et répondre à des circonstances exceptionnelles, a été prolongée a pas moins de cinq reprises depuis son instauration, au lendemain des attentats de Paris.
JDM – Je ne serais pas aussi catégorique quant à l’absence d’une stratégie. L’instauration de l’état d’urgence signifie élever l’état d’alerte au maximum. Il est impossible dès lors de baisser le niveau d’alerte car un tel geste constituerait un suicide politique. En d’autres termes, l’état d’urgence est une opération de communication politique ; le problème est que comme avec toute mesure de communication politique, le retour en arrière est difficile. Par exemple, j’estime personnellement que déployer l’armée dans les rues (dans le cadre du plan Vigipirate) ne sert pas à grand-chose, mais une fois que la mesure est prise, il est très difficile de revenir en arrière. Les services de renseignement, la police font leur travail, empêchent les attentats, dénouent les réseaux. Bien entendu, il importe de trouver des règles de vie ordinaire.
WM – Pourquoi la France est-elle cependant incapable de mettre en place une stratégie avec des mesures sur le long terme, à l’image de CONTEST au Royaume-Uni ?
Personne n’a la solution miracle contre le terrorisme. Une fois engage dans un cycle de terrorisme, on ne va pas s’en sortir comme ça. Il faut penser sur le long terme, bien entendu, ce qui implique trouver une solution contre la radicalisation, ainsi que tenir compte des effets de la politique étrangère. Une réflexion devrait être menée sur ces sujets et bien d’autres, et des améliorations sont toujours possibles. Pour autant, l’effort contre le terrorisme requiert aussi des mesures de protection immédiates, donc focalisées sur le court terme. L’un n’exclut pas l’autre. Il est important d’émettre des critiques, d’autant plus dans le cadre d’un état de droit, pour autant, j’estime qu’il est tout aussi crucial d’éviter les jugements à l’emporte-pièce. Vous évoquez l’exemple du Royaume-Uni ; les Britanniques ont eu la chance d’avoir été ces derniers temps moins touchés que la France ou l’Allemagne. Cependant, la France avait précédemment été épargnée pendant vingt ans tandis que l’on pointait du doigt la politique de Londres jugée trop laxiste à l’encontre des imams (et autres prêcheurs) radicaux. Bien entendu, il y a des choses qui ne marchent pas bien en France ; mais au fond, qui a la bonne stratégie ? La lutte contre le terrorisme n’est pas une science exacte.
WM – A l’issue du Brexit, la France restera l’unique Etat membre de l’UE disposant de l’arme nucléaire et disposant d’un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette situation place-t-elle Paris face à des responsabilités accrues en matière de politique extérieure ou de défense européenne ?
JDM – Non, pas tellement, dans la mesure où il est question de puissance. A ce titre, les Britanniques auront toujours un rôle important à jouer en sur le continent européen. Nous parlons après tout d’un Etat qui est un pilier de l’OTAN. Comme le soulignait fort justement Theresa May, « les Britanniques ont fait le choix de quitter l’UE mais pas de quitter l’Europe ». Du reste, je pense que l’impact auquel vous faites allusion est à relativiser : le Royaume-Uni ne jouait qu’un rôle limité au sein de l’UE en matière de défense et de sécurité extérieure. La coopération anti-terroriste ne sera pas non plus affectée, puisque les échanges de renseignement, notamment avec la France, ont lieu dans le cadre d’accords bilatéraux. A l’inverse, je ne suis pas non plus convaincu que le départ des Britanniques aura pour effet d’accélérer ces chantiers de diplomatie et de défense commune.
En résumé, je ne pense pas que le retrait de Londres aura grand impact sur l’UE dans un sens comme dans l’autre, et par conséquent les effets sur la France seront minimes. Le Brexit n’est pas bon pour l’ordre international, en termes de symbole et d’image. Mais d’un point de vue matériel, les effets seront limités.
WM – Eu égard aux nombreuses allégations de piratage informatique (émanant d’Etats ou d’autres entités) visant à perturber les récentes élections américaines, les services de renseignement français sont-ils aptes à faire face à une telle menace ? Les échéances électorales (présidentielles et législatives) approchent à grand pas.
JDM – Qui est capable de faire face à une cyber-attaque massive ? Je pense sincèrement que personne ne le peut à l’heure actuelle, pas sur une telle échelle (massive).
Toutefois, la France a conscience du problème et a des moyens pour se défendre. Une réunion du Conseil de défense et de sécurité nationale a eu lieu à l’Elysée le mercredi 1er Mars au cours duquel la question a été évoquée. Ce sujet est régulièrement abordé dans les médias, ne serait-ce que parce qu’il importe de sensibiliser le public a la réalité du problème. Par exemple, le terme ‘cyberattaque’ regroupe plusieurs niveaux. D’abord, les réseaux sociaux. Il s’agit ici de propagande, mais nous sommes aussi dans le cadre de la liberté d’expression. Le souci n’est pas tant que ces rumeurs proviennent de sources proches du Kremlin (RT ou Sputnik). Au fond, ce dont on parle, c’est de « soft power », or nombre de puissances occidentales (USA) font de même. Les Occidentaux n’ont aujourd’hui plus le monopole de la puissance et de la légitimité, les deux sont contestés. Non, le problème tient plutôt au fait qu’une partie de l’opinion publique ici, en France, souscrive à ces ‘trolls’ diffuses par les médias russes pro-gouvernementaux. Le second niveau est celui des attaques informatiques qui peuvent bloquer les sites. Encore une fois, il existe des moyens d’y parer, dans la mesure du possible. Enfin, le dernier niveau, le vrai piratage, est le vol de documents confidentiels (données et autres) dans un but précis. En France, nous n’avons pas – encore ? – eu de fuite à l’image de l’affaire Wikileaks, mais cela peut arriver.
Il importe de ne pas se faire une représentation fantasmatique du piratage informatique, au contraire, avoir une approche réaliste et concrète. Par exemple, le public ne s’est jamais plaint de Wikileaks. Par ailleurs, n’oubliez pas que le vote électronique n’a qu’un rôle extrêmement limité dans le système électoral français ; seuls les Français de l’étranger peuvent y avoir recours et dans le seul cadre des élections législatives. Au final, c’est bel et bien l’électorat qui décide, puisque le piratage du scrutin n’est pas possible. Le problème encore une fois est qu’une partie de cet électorat adhère aux trolls de la presse russe.
Depuis cette interview, le gouvernement a annoncé Vendredi 3 mars la suspension du vote électronique, par précaution pour éviter tout risque de piratage.
Cet article a été traduit en français par William Moray. Vous pouvez trouver la version anglaise ici.
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